Retour sur les origines du 10 septembre


Tout a commencé par un canal Telegram nommé "Les Essentiels", d’inspiration souverainiste créé le 21 mai, où la première mention d'un blocage le 10 septembre est identifiée, avec le message "Le 10 septembre, la France s’arrête". Le 18 mai, "Les Essentiels" ont lancé une pétition pour la destitution d'Emmanuel Macron. Un site internet et plusieurs comptes sur les réseaux sociaux ont été créés sous le nom "Les Essentiels".

Le 15 juillet, François Bayrou annonce son plan budgétaire et sa volonté de supprimer deux jours fériés, de couper dans les dépenses de santé, de geler les retraites...ce qui met le feu aux poudres et propulse l’appel à se mobiliser. Un autre réseau, Indignons-nous, reprend la date du 10 septembre. Les messages d’appel à la mobilisation le 10 septembre se diffusent sur tous les réseaux sociaux, avec une différence notable : le message des Essentiels appelle chacun à se confiner, celui des Indignés à tout bloquer.

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Les messages d’appel au boycott et au blocage deviennent très vite viraux. Sous les hashtags #BloquonsTout ou #10Septembre, des milliers d’internautes relaient l’appel à « bloquer le pays » à partir du 10 septembre afin de protester contre ces sacrifices imposés aux travailleurs et de « reprendre le pouvoir par la protestation pacifique et la solidarité ». Tous les registres créatifs sont convoqués avec l’IA en renfort, du style vintage au style militant, en passant par la com façon Cerise de Groupama, mais en Gilet Jaune. Une mobilisation dispersée, tous azimuts qui touche un large public.

 

 

 

 

L’initiative se structure hors des cadres syndicaux et partisans traditionnels, s’organisant via les réseaux sociaux (X/Twitter, TikTok, Facebook, Telegram) et revendiquant son indépendance politique. L’appel est partagé aussi bien dans des milieux proches de la droite identitaire, de la gauche anti-capitaliste proche de La France Insoumise, des mouvances souverainistes et de la droite populiste, mais aussi des comptes qui s’affichent apolitiques, ou encore des défenseurs de la démocratie directe et du RIC (voir cartographie commentée ci-dessous).

Durant l’été, le « 10 septembre » a beaucoup fait parler de lui. Sur TikTok, le mouvement du 10 septembre est particulièrement visible, avec plus de 22 millions de vues cumulées pour les contenus qui en parlent.

Sur Facebook, plus de 5 200 pages relatives au mouvement sont dénombrées, notamment de la part de groupes d’ex-Gilets Jaunes.

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10 septembre sur X : une dynamique en plusieurs phases

Sur X, l’analyse de la timeline révèle un démarrage rapide durant les premiers jours (en moyenne 19 000 messages/jour), une phase de recul relatif entre le 28 et le 15 août (8 000 messages/jour), mais surtout un vif décollage à partir du 17 août, date de l’annonce par Jean-Luc Mélenchon de son soutien au mouvement du 10 septembre (40 000 messages/jour). Nous sommes désormais à près de 70 000 messages quotidiens.

Au total et à ce jour, sur l’ex-réseau Twitter, plus de 840 000 messages ont été partagés sur le sujet, comme nous pouvons le voir sur le screenshot de la plateforme Visibrain ci-dessous. C’est un volume largement supérieur à celui observé pour les Gilets Jaunes en 2018. Alors que le réseau Twitter avait été marginal dans la mobilisation de 2018, le réseau X possède une centralité plus forte dans la mobilisation, même si des réseaux comme Telegram ou Facebook sont essentiels dans la préparation du passage à l’action et la communication de proximité.  

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On retrouve dans les hashtags utilisés tous les registres classiques de la contestation dans ce type d’événement, de nombreux hashtags visant le Président de la République et le gouvernement.

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Une vaste opération d'astroturfing

Il faut cependant manier avec précaution, voire avec circonspection, les volumes de données relatifs à cette mobilisation sur X, car l’analyse détaillée des messages montre l’existence de faux comptes ou de comptes suspects ayant exercé une forte influence sur la visibilité du mouvement. Ces faux comptes ont largement contribué à « booster » le mouvement (% des RT) et à lui donner une plus grande visibilité. À cela, il faut ajouter aussi les comptes qui publient plus de 1 000 tweets par jour, amplifiant le mouvement et plaçant en TT les hashtags qui lui sont associés. Opération d’astroturfing donc, à n’en pas douter.

Prenons le hashtag #BloquonsTout par exemple : les 15 messages les plus relayés émanent de faux comptes (très) suspects, représentant les 3/4 des tweets et retweets associés. De toute évidence, ce surcroît de visibilité sur X a produit son effet. Ainsi, sur la période, près de 3 000 contenus ont été produits et relayés par les médias, faisant même tiquer certains sur la crédibilité du mouvement.

 

Des faux comptes qui relaient massivement :

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Certains d'entre eux publient plus de 1 000 messages / jour :selection-comptes-10sept

 

Il serait excessif et erroné d’affirmer que le mouvement du 10 septembre n’est que le faux-nez d’une opération de déstabilisation étrangère. Ce serait en revanche faire preuve d’angélisme de ne pas voir que toute opération de mobilisation politique peut être exploitée par des « ingénieurs du chaos », en provenance de puissances étrangères, afin d’affaiblir un peu plus les équilibres du pays. De toute évidence, c’est bien de cela qu’il s’agit ici.

10 septembre : 50 nuances de colère anti-système

Reste qu’à y regarder de plus près, cette très forte mobilisation trouve d’abord son origine dans l’existence d’une mouvance anti-système et anti-élites très présente en France depuis le mouvement des Gilets Jaunes, tout particulièrement sur les réseaux sociaux. La logique anti-système repose sur une défiance radicale envers les institutions (l’État, les autorités européennes), les dirigeants politiques et les médias. Cette « oligarchie », économique, financière et politique est jugée corrompue, éloignée du peuple, responsables des inégalités sociales, coupable de supprimer des libertés individuelles. Emmanuel Macron constitue l’un des principaux objets de leur rejet, car il incarne, selon eux, l’élite mondialisée face au peuple.  

C’est une logique de contestation globale, binaire – le peuple contre les élites, les petits contre les grands – qui peut ainsi fédérer des sensibilités très diverses, de gauche comme de droite. Dans son acception la plus obsessionnelle, c’est dans cette mouvance que l’on trouve aussi des comptes complotistes ou antivax. 

Les annonces de François Bayrou (suppression de deux jours fériés, mesures de rigueur...) ont allumé ainsi plusieurs incendies. Comme un coup de trop porté par des élites protégées et privilégiées aux « humbles » et aux « oubliés » des politiques publiques et économiques. En cela, cette colère qui se positionne résolument comme « apolitique » ressemble à celle des Gilets Jaunes en 2018, d’autant qu’elle bénéficie, comme en 2018, du large soutien d’une opinion vent debout contre les mesures de rigueur.

La cartographie des forces en présence aux premiers temps de la mobilisation (15-30 juillet) :

La première cartographie que nous avons réalisée à la fin du mois de juillet (au début du mouvement, entre le 15 et le 30 juillet) montre bien la diversité de cette colère anti-système, qui fédère, sur un réseau très politisé comme X, des obédiences politiques très variées, et pour tout dire, la plupart du temps inconciliables. 

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Cette première phase, jusqu’à la fin du mois de juillet, correspond à une phase de relais et de partage de la mobilisation, les modes d’action ne sont pas structurés, les revendications sont très diverses, allant du boycott des banques et des grandes surfaces, du refus de consommer ce qui alimente le système (sic), de l’auto-confinement, de désobéissance citoyenne. Pour résumer, les mouvances plutôt de droite, mais aussi des ex-Gilets jaunes, veulent éviter l’épreuve de la rue, soit parce qu’ils ne souhaitent pas le chaos – ne surtout pas perdre le soutien de l’opinion – ou qu’ils pensent que c’est inefficace, comme pour les retraites. Une sorte de résistance pacifique, en quelque sorte. Celles plutôt à gauche (zone noire) valorisent des initiatives de blocage, des manifestations, des initiatives plus classiques du mouvement social. 

On voit là une différence assez nette entre des mouvements qui sont plutôt situés à droite et des mouvements qui sont plutôt situés à gauche. Les mouvements de droite sont plutôt des mouvements de mobilisation sur les réseaux sociaux qui font appel à des initiatives individuelles mais isolées tandis qu’à gauche, les initiatives sont plus de la mobilisation de masse dans la droite ligne des grands mouvements sociaux.

La capacité de ces différentes composantes de la mobilisation à se fédérer est ainsi assez faible. Pas vraiment d’accord sur les modes d’action, pas vraiment de consensus non plus sur les revendications et les débouchés politiques, à l’exception limitée du Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC). Dès le début, les différentes communautés montrent leurs dissemblances : les souverainistes s’inquiètent du retour des Gilets Jaunes, la droite identitaire hurle à la « gauchisation » du mouvement et à la récupération politique.

La zone rose (à gauche de la carto) rassemble des comptes à dominante souverainiste, prônant le pouvoir au peuple, la souveraineté et la restauration de la grandeur de la France, des comptes pour l’avènement d’une démocratie directe à travers la mise en place du RIC, la restauration des services publics et les baisses de charges. À l’intérieur de cette galaxie, de nombreux comptes se positionnent comme apolitiques. Ils constituent en quelque sorte l’origine du mouvement porté par Les Essentiels.

La zone bleue est celle de la droite radicale et identitaire (haut à droite de la carto), avec de nombreux comptes soutiens de Reconquête qui relaient fortement l’appel à la mobilisation par rejet de la Macronie et contestation anti-austérité. C’est une partie importante de la cartographie. Mais cette mouvance relaie les messages essentiellement au début de la mobilisation, sans structurer davantage des revendications spécifiques. Ainsi le thème de l’immigration, mot-clé privilégié de ce courant n’apparait pas dans les expressions associées au 10 septembre. Surtout elle va progressivement considérer que le mouvement est noyauté par l'extrême gauche et que l'apparition progressive des partis politiques, notamment de La France Insoumise, dévoient l’esprit du mouvement.

 

La zone verte (en bas de la carto). C’est la zone des « Nicolas qui paie » et des « Boulis », des comptes qui prospèrent sur X, en dénonçant l'ampleur des dépenses sociales, les gaspillages et du manque d'efficacité du système public, la redistribution aux migrants ou aux retraités, la fiscalité excessive... Le « Nicolas » symbolique du mème représente un jeune actif de la classe moyenne française, un homme trentenaire, salarié, qui travaille beaucoup. Un profil qui, de fait, s’accommode mal d’une mobilisation au beau milieu de la semaine. Cette mouvance ne soutient ni ne relaie la mobilisation du 10 septembre.


La zone noire
correspond à la gauche radicale, anticapitaliste. La nature antisystème de la critique se caractérise dans le rejet des élites, qu’il s’agisse des décideurs politiques, des grandes multinationales, des banques… Domine ici la dénonciation de l’exploitation économique et sociale, la critique des inégalités, la défense des précaires et des dominés. On trouve là des comptes militants d’extrême-gauche, d’anciens Gilets Jaunes, le compte Bloquons tout, des médias en ligne engagés à gauche. Cette mouvance, présente dès le début de la mobilisation, est politiquement la plus proche de La France Insoumise. 


La zone rouge
est composée principalement d’anciens Gilet jaunes, qui s’affirment apolitiques. Les messages font référence aux précaires et aux victimes des inégalités. Ce sont parmi les premiers à appeler à la mobilisation, plutôt sous forme de boycott. 


À ce stade de la mobilisation, fin juillet, il faut noter qu’aucun parti politique, ni aucune figure politique n’apparaissent sur la cartographie. Tout va changer à partir de la mi-août.

Après le 16 août, à gauche toute !

Dans une tribune le 16 août, Jean-Luc Mélenchon apporte le soutien de La France Insoumise, premier soutien officiel au mouvement. Dans les jours suivants, plusieurs partis de gauche – Les Ecologistes, le PCF puis le PS – ajoutent leur soutien, les syndicats restant plutôt à distance de la mobilisation.

Comme on l’a vu, ce choix du soutien est justifié par la proximité idéologique avec la partie la plus à gauche de la mobilisation. En revanche, il va produire évidemment un effet d’éviction du côté de la droite et de l’extrême-droite, ainsi que pour ceux viscéralement attachés au caractère apolitique du mouvement, a l’instar de certains ex-Gilets Jaunes. On assiste donc à une reconfiguration complète du mouvement du 10 septembre qui, sur le réseau X en tout cas, s’apparente davantage désormais à une mobilisation classique de la gauche radicale.

Les initiateurs du mouvement valorisaient l’idée d’une « union du peuple » contre le système, en dehors des structures partisanes jugées discréditées (partis, syndicats). Les courants souverainistes et identitaires perçoivent Mélenchon comme un adversaire « gaucho-mondialiste », immigrationniste et pro-islam à leurs yeux. Son arrivée est vue comme une tentative de récupération qui brouille le caractère « citoyen » du mouvement. 

Ce qui pouvait apparaître comme un mosaïque anti-système se scinde alors inexorablement : la gauche radicale s’organise autour de Mélenchon, la droite souverainiste/identitaire se replie. Les uns parleront de clarification, les autres de récupération. 

Les messages les plus partagés après le 16 août sont ceux qui font part de leur déception et de leur rejet.

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La cartographie réalisée par Visibrain à partir du 17 août est de ce point de vue très parlante, notamment quand on la compare à celle réalisée en juillet.

La gauche mélenchoniste a rejoint le versant gauche de la mobilisation (zone noire de la cartographie), avec désormais une présence dominante sur X. À l’inverse, on peut constater le retrait du versant droit du mouvement, très minoritaire désormais (zone rose, en bas de la cartographie).

On constate également toujours la forte présence de faux-comptes dans une zone distincte du reste de la mobilisation (zone rose, du haut). Enfin, les personnalités politiques, les commentateurs et les médias sont désormais plus présents qu’aux premiers jours du mouvement (zone verte). 

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Que va-t-il se passer le 10 septembre prochain ? Les cartographies présentées ici précisent les dynamiques en cours au sein de ce mouvement, elles n’augurent en rien de la suite des événements. L’effervescence numérique actuelle constitue certes un indicateur de la vitalité du mouvement, mais elle ne dit pas grand-chose de ce qui se passera concrètement dans la rue. On sait que les modalités concrètes des actions qui seront entreprises « dans la vraie vie » se réalisent sur des réseaux plus confidentiels. Difficile à ce stade de mesurer leur ampleur.