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Expertise
La suspension d'AstraZeneca vue de Twitter

Thierry Herrant
Consultant - Enseignant en communication publique à Sciences Po Paris

@thierryherrant

Nous accueillons cette semaine, sur le blog de Visibrain, Thierry Herrant, consultant et enseignant en communication publique à Sciences Po Paris, afin de retracer le buzz autour du vaccin AstraZeneca sur Twitter. L’occasion de décrypter, d’un point de vue extérieur, la propagation de l’information depuis les différentes annonces autour du vaccin britannique.

Dans la crise sanitaire que nous vivons, le vaccin AstraZeneca occupe une place à part. Ce vaccin représente en effet une sorte de point de jonction entre un immense espoir et une profonde défiance.

Un immense espoir car, grâce à sa facilité de conservation qui autorise à « massifier » son administration, ce vaccin est essentiel pour la montée en puissance de la campagne de vaccination. 9,6 M de doses étaient attendues en avril, 13,2M en mai, 17,7 M en juin (prévisions hors retard de livraison). AstraZeneca constitue ainsi l’une des clés de voûte de la stratégie sanitaire de l’Exécutif contre le Covid. On peut même dire que la crédibilité de la parole publique est en partie indexée sur la diffusion étendue du vaccin AstraZeneca : la promesse d’une proche sortie de crise – le retour à une vie plus normale à la mi-avril/mai - ne peut être tenue que si la vaccination massive l’emporte sur la propagation du virus.

Or si le vaccin britannique est une belle promesse d’espoir, il est aussi un puissant vecteur de défiance. L’AstraZeneca cumule de fait les points et traits d’image négatifs. Les affres qu’il a connus depuis sa naissance – erreurs de dosage lors des essais, doutes sur son efficacité chez les plus âgés, retards de livraison en série, effets secondaires – ont largement terni son image et entretenu la défiance d’une partie de la population à son égard. Les a priori négatifs sur le vaccin AstraZeneca sont beaucoup plus nombreux que pour les autres vaccins. Tout cela dans un contexte sanitaire tendu, où les points de confiance se gagnent très difficilement auprès d’une opinion toujours très divisée sur la vaccination.

Pour résumer, le vaccin AstraZeneca est actuellement à la fois la clé de voûte et le maillon faible de la campagne vaccinale, ce qui constitue un élément de grande fragilité pour l’action publique.

C’est dans ce climat de forte sensibilité de l’opinion (ou plutôt des opinions : politiques, médias, soignants, citoyens…) qu’il faut situer la séquence du 10 mars au 18 mars. Huit jours qui ont vu une douzaine de pays de l’UE suspendre l’AstraZeneca après le signalement d’une trentaine de cas de thrombose chez des personnes récemment vaccinées. Huit jours susceptibles d’une part de renforcer fortement la défiance vaccinale et d’autre part, de questionner un peu plus l’action de l’Exécutif. Certes, on le sait, Twitter ne représente pas la France entière, ni même une petite France, mais la volumétrie de posts observée sur quelques jours permet cependant de dégager quelques enseignements intéressants concernant ces deux points.

La suspension de l’AstraZeneca affole les compteurs de Twitter

Premier constat : cette séquence AstraZeneca a affolé les compteurs de Twitter. Quelques 349 000 tweets recensés, avec deux pics d’activité les 11 et 15 mars. Des pics bien distincts, en termes de volumes et de conversations. D’emblée, l’origine des tweets nous rappelle combien Twitter constitue un réseau social éminemment politique : 12% des tweets proviennent de journalistes/médias, 15% de comptes revendiquant une appartenance politique (dans leur bio) et 6% du corps médical.

timeline globale astrazeneca

Phase 1 : 10 – 15 mars : l’annonce de la suspension du vaccin par le Danemark, la Norvège, l’Islande (36 % des messages totaux)

Le 11 mars, le Danemark est l’un des premiers pays à suspendre toutes les vaccinations contre AstraZeneca. La Norvège et l’Islande suivent le Danemark le même jour. L’activité autour du vaccin AstraZeneca, sur Twitter, d’environ 3135 tweets/jour depuis le début de l’année est alors multipliée par six. Plus de 126 000 tweets sont publiés par 40 656 utilisateurs. Le jeudi 11 mars à 18h (annonce du Danemark), l’activité autour du vaccin est la plus forte avec 4 276 tweets, soit plus d’un tweet par seconde.

timeline phase 1 astrazeneca

Durant cette première phase du 10-15 mars, comment se structurent les conversations autour de ces annonces ?

astrazeneca top expressions phase 1 Nuage des expressions les plus partagées autour d’AstraZeneca sur Twitter - phase 1

Les 2/3 des tweets sont d’abord descriptifs et factuels. Le champ lexical autour du vaccin AstraZeneca semble être monopolisé par les éventuels effets secondaires et la liste des pays l’ayant suspendu.

  • En rouge, les expressions et mots-clés liés aux potentiels effets secondaires « caillots sanguins », « décès », « thrombose », ce qui représente environ 30% des tweets de cette séquence.
  • En vert, on trouve des pays ayant stoppé la vaccination par AstraZeneca (37% des tweets de la séquence)

Cette volumétrie de posts est essentiellement le fait de journalistes et d’une communauté médicale dont les acteurs/influenceurs prennent la parole sur Twitter depuis le début de la crise sanitaire, pour faire œuvre de pédagogie et informer le grand public :

  • En noir, figurent les mots-clés les plus employés. On remarque qu’en dehors des expressions directement liées au vaccin, le mot-clé « précaution » suscite un vif intérêt (9% des tweets publiés). Dans cette première phase, le principe de précaution est invoqué – tout particulièrement par la droite « dure » ou l’extrême droite - pour demander à l’Exécutif français de suspendre en urgence la vaccination avec l’AstraZeneca. On verra que l’usage de ce terme prend une toute autre signification au moment du second pic.

Si trois des posts les plus viralisés lors de cette première phase sont le fait de personnalités sceptiques à l’égard de la vaccination, si les effets secondaires sont fortement commentés (20 000 tweets), la sémantique associée au thème AstraZeneca montre que la défiance ne s’exprime pas au-delà des communautés habituelles de « sceptiques », des « anti-vaccins » qui contestent soit le principe même de la vaccination, soit l’efficacité vaccinale, soit encore jugent liberticides les actions du gouvernement et des autorités de santé (ex. #DictatureSanitaire – 228 tweets).

Le scepticisme autour du vaccin AstraZeneca est perceptible, mais ne s’emballe pas sur Twitter. Idem pour la défiance vaccinale à l’issue de ces premières annonces. Une mesure Harris-Interactive réalisée le 12 mars permet d’éclairer néanmoins le haut niveau de défiance de l’opinion à l’égard de l’AstraZeneca : 43 % des Français seulement lui font confiance (contre 55% pour l’ensemble des vaccins). En revanche, 64% des Français indiquent qu’ils se feront vacciner lorsqu’ils en auront la possibilité (+8 pts depuis janvier).

Classement des posts les plus retweetés sur AstraZeneca du 10 au 15 mars :

astrazeneca top tweets phase 1

Phase 2 – 15 au 18 mars : les annonces de suspension de l’Allemagne et de la France (64% des messages totaux)

timeline phase 2 astrazeneca

Avec l’annonce de l’Allemagne puis de la France qui suspendent la vaccination par l’AstraZeneca, les volumes de posts connaissent un pic inégalé le 15 mars dans l’après-midi. C’est le moment d’intensité le plus élevé de l’ensemble de cette séquence.

Astrazeneca phase 2 : la sémantique évolue en ligne

astrazeneca top expressions phase 2 Nuage des expressions les plus partagées autour d’AstraZeneca sur Twitter - phase 2

D’une intensité plus forte, cette seconde séquence ne témoigne pas non plus d’une montée en puissance majoritaire, voire notable, de la défiance envers le vaccin AstraZeneca sur Twitter.

Deux hypothèses sans doute pour expliquer ce constat qui pourrait sembler contre-intuitif : la première, c’est le fait que Twitter ne soit pas forcément le réseau social de prédilection pour mesurer l’ampleur de la défiance envers les vaccins ou envers la vaccination. Celle-ci s’exprime sans doute davantage à l’intérieur de groupes Facebook et de manière moins structurée sur Twitter.

Seconde hypothèse : le travail de pédagogie des influenceurs médicaux et des partisans de la vaccination a permis de déployer un contre-discours efficace, largement relayé, permettant d’occuper l’espace et de circonvenir les discours de défiance. Ainsi, plus de 5% des messages (soit environ 20 000 tweets) comparent le risque de thrombose sous pilule contraceptive avec celui du vaccin :

Ces deux premiers tweets sont les plus partagés en France à ce sujet depuis le 8 mars. La variété des expressions associées (en violet dans le nuage de mots) témoigne de la puissance d’évocation de cette comparaison, qui a fait mouche et qui se trouve fortement relayé et discuté : « pilule contraceptive », « millions de femmes » …

Si la défiance vaccinale n’occupe pas une place majeure sur Twitter dans cette seconde phase, la défiance vis-à-vis de l’action du Président de la République et de son gouvernement est en revanche beaucoup plus présente et commentée. Le nom d’Emmanuel Macron apparait désormais dans les expressions (c’est lui qui fait l’annonce de la suspension). Quant aux critiques adressées au gouvernement, elles se déploient selon trois axes :

  • La France « à la botte » de l’Allemagne

Du côté des expressions et mots-clés les plus employés depuis le 8 mars, on note une nouveauté depuis l’annonce de la suspension d’AstraZeneca : « Allemagne » apparait dans le nuage de mots-clés les plus employés et + 20 000 tweets parlent de la « France ». Les critiques les plus fortes – en provenance des milieux souverainistes, de droite et d’extrême-droite - parlent de la soumission des autorités françaises à celles de l’Allemagne, d’un comportement de suiveur, etc.

  • Un excès de précaution - et l’aversion pour le risque

L’application du principe de précaution, qui était réclamé par certains (très à droite de l’échiquier politique) le 11 mars est cette fois critiquée dans sa mise en œuvre le 15 mars. Les critiques récurrentes soulignent que la balance bénéfices/risques militait pour poursuivre la vaccination, que chaque médicament comporte des effets secondaires et donc des risques, et plus largement que l’application systématique du principe de précaution traduit un manque de courage politique (critique associée au principe de précaution depuis de nombreuses années). S’ajoute la critique de l’interruption de la campagne vaccinale en cours, suscitant notamment l’incompréhension de nombreux pharmaciens, qui venaient, pour certains, tout juste de commencer à administrer l’AstraZeneca.

  • L’incohérence de l’action gouvernementale

Les prises de parole d’Olivier Véran, puis de Jean Castex, assurant qu’il n’y a aucun risque et aucune raison de suspendre pour le moment le vaccin viennent évidemment lutter avec la déclaration de suspendre d’Emmanuel Macron, suite à l’annonce de l’Allemagne. La critique se concentre, comme c’est le cas depuis le début de la crise sanitaire, sur ces paroles dissonantes.

Classement des posts les plus retweetés sur AstraZeneca du 15 au 18 mars :

astrazeneca top tweets phase 2

Quelles conclusions tirer de cette séquence de quelques jours et de l’importante volumétrie de messages sur Twitter ?

La première, c’est que ces huit jours de forte activité autour de cette thématique montrent une mobilisation potentiellement forte en faveur de la vaccination (cf. la mobilisation pour la reprise de la vaccination lors du second pic du 15/03), qui apparaît pour beaucoup comme la seule voie possible de sortie de cette crise sanitaire.
La deuxième, c’est qu’à l’inverse, l’analyse Twitter ne permet pas d’identifier une montée ou non de la défiance vaccinale (tout simplement peut-être parce que les réfractaires y sont peu présents) suite à cette séquence, qui nécessite d’être appréhendée par d’autres moyens : sondages, retours terrain, suivi des groupes Facebook… À cet égard, une mesure Harris-Interactive réalisée le 18 mars montre que la confiance dans le vaccin AstraZeneca reste faible, mais qu’elle gagne +3 pts entre le début et la fin de la séquence analysée ici (46% le 18/03 vs 43% le 12/03). De même 66 % des Français (+2pts / au 12/03) se déclarent prêts à être vaccinés dès que ce sera possible.
La troisième conclusion souligne la dimension politique affirmée de Twitter : c’est l’action de l’Exécutif qui a été majoritairement commentée et relayée, avec une surreprésentation des points de crispation, notamment dans la deuxième phase du 15 mars.